L’Occupation en Technicolor

Des documents tournés en France par William Wyler entre 1943 et 1944 dormaient à Hollywood. Daniel Costelle les a exhumés pour TF 1.


Eté 1944. Foule et soleil au Trocadéro. Trois hommes se promènent parmi les Allemands en uniforme. Ils sont jeunes et leur démarche est presque naturelle. Derrière eux, un quatrième, une caméra cachée sous sa veste, les suit sur un vélomoteur. La scène est signée Albert Mahuzier. Ce technicien a réalisé une idée folle: faire circuler dans Paris occupé des aviateurs alliés parmi les officiers de la Wehrmacht. Incroyable Mahuzier, dont nul, pourtant, n’avait retenu le nom. Dans la poussière des tiroirs de Hollywood dormaient des bobines – quarante heures de pellicule tournées en France pendant la guerre et jamais visionnées – que Daniel Costelle («Histoire de l’aviation», «Les Grandes Batailles du passé»…) a arrachées au néant pour la série «Les Oubliés de la Libération», le 8 août à 22 h 30, sur TF 1. En exclusivité. Et quelle exclusivité! La plupart de ces documents de 1943-1944 sont en couleurs et signés d’un grand nom du cinéma hollywoodien, William Wyler («Les Hauts de Hurlevent», «Ben Hur»)… Images fortes, inédites, d’un passé qui ne nous avait parlé jusque-là qu’en noir et blanc, cette langue brute, sans nuances.

Eté 1944: Hollywood est engagé au service de la propagande. Mobilisé, à l’instar de John Huston, de John Ford ou de Frank Capra, Wyler rejoint l’aviation et réalise un long-métrage documentaire, «Memphis Belle», portrait d’un bombardier. Il a la caméra téméraire, s’embarque à bord, au risque de terminer sa carrière par un fondu au noir sur le sol ennemi. Mais Wyler remplit sa mission: le film est achevé. Une nouvelle pellicule couleur, révolutionnaire, arrive alors sur le marché. C’est elle que Wyler utilise pour tourner un autre film de commande à la gloire des chasseurs. «Et puis, il y a eu le Débarquement, explique Daniel Costelle, et Wyler, dans l’excitation, au lieu de continuer à filmer ses avions, a pointé sa caméra sur des choses qui n’avaient rien à voir avec son sujet: le maquis, les Français, la Libération, tout ce qui était exotique, formidable pour lui.» Mais l’Amérique éliminera ces passages, les rangeant au placard, comme de vulgaires rushes hors sujet.

Ce qui fascine, c’est la proximité que confère aux documents cette couleur, à la fois précise et délavée, et qui, paradoxalement, donne à la réalité l’aspect d’une fiction: Wyler ne perd jamais de vue qu’il est metteur en scène. Et pourtant… Même si le sang sur les visages a parfois le teint criard des maquillages de coulisse, les cadavres ne se relèvent jamais. Et l’étrange beauté des documents provient de cette sensation qu’a le spectateur de n’être tout à fait ni dans le réel ni dans l’imaginaire – on imagine Spielberg filmant la guerre du Golfe.
«Oublié, précise Daniel Costelle, ne veut pas dire inconnu. Nous avons dressé, par exemple, de De Lattre de Tassigny un portrait nouveau.» De même, la série présente sous un éclairage inattendu des figures trop vite figées dans une légende caricaturale: celles du maréchal Leclerc, de Lizé, le chef des FFI, ou du colonel Rol. Et puis, il y a surtout les autres, ceux de Provence et des barricades parisiennes, ceux d’Afrique du Nord, les évadés, et ces pilotes américains qui, devant les équipes de Wyler, «jouent à la vie avant de jouer à la guerre». Ces enfants qui offrent du raisin à des soldats à peine plus vieux qu’eux, ces paysans de Ramatuelle traînant leurs carrioles, ébahis par la puissance des machines américaines, ces FFI adolescents qui rient sous le soleil de Paris, au milieu des balles perdues. Les joies simples et le quotidien des oubliés. Les souffrances, aussi: ces résistants, des gamins, qui transportent sous nos yeux les cercueils des morts du Vercors. Des scènes impressionnantes, spectaculaires, insoutenables parfois, comme la chasse aux collaborateurs, à Lyon, par ces jeunes gens débraillés, casque de travers et mégot aux lèvres, qui n’ont pas 30 ans, l’extraction du corps carbonisé d’un pilote américain de son engin en flammes ou le massacre de la cascade du bois de Boulogne.
La force du document de Daniel Costelle est d’avoir su donner une cohérence, une intelligence aux faits. Il a restitué une réalité, la sienne; tout montage est un engagement, une interprétation historique qui vaut ici par sa justice: celle que la mémoire rend aux héros. A ne pas oublier…
Photos: Une scène de «Ceux de Provence». Les jeunes FFI vus par William Wyler.

Daniel Costelle.