La marge de manœuvre d’Aung San Suu Kyi est encore réduite

Alain Mahuzier, cinéaste, conférencier et archéologue est un spécialiste de la Birmanie. Récemment, il a pu rencontrer « la dame de Rangoun ». Réalisateur du film « Birmanie, l’or de l’Asie », il répond aux questions de DirectMatin.fr.

Qui est Aung San Suu Kyi dans l’esprit des Birmans ?

Pour les trois quarts des Birmans, elle est l’espoir de la population. Elle est une icône. C’est la personne qui peut restaurer la démocratie et l’unité du pays. Elle a une aura. Elle est la femme la plus connue dans le pays. Il y a des t-shirts et des photographies à son effigie qui sont vendus dans les magasins. Pour autant, malgré le symbole qu’elle représente, la plupart des Birmans ont encore peur d’acheter ces objets. Ils ont encore peur d’être arrêtés ou de perdre leur poste.

En revanche, en groupe ils arrivent à surmonter leur peur. Au moment de la libération de cette opposante, il y a eu de grandes célébrations. Les Birmans n’ont pas hésité à se déplacer en masse pour l’accueillir. Cela semblait tellement incroyable qu’ils voulaient être sûr que cela était vrai.

Et pour le pouvoir en place ?

C’est un personnage assez spécial et ambigu. Son père Aung San a négocié l’indépendance de la Birmanie avec les britanniques en 1947. Elle apparaît donc comme la fille du libérateur, du héros du pays. En même temps elle est détestée car elle représente une volonté de démocratie. Elle est donc à la fois vénérée et détestée.

Que représente cette tournée en Europe ?

C’est extraordinaire pour elle et pour les Birmans. Elle n’avait pas revu ses enfants pendant plus de vingt ans. Elle va pouvoir retrouver sa famille et d’anciens amis. C’est une visite chargée d’émotion car elle a pu recevoir le prix Nobel de la Paix. Elle peut aussi rencontrer les dirigeants qui l’ont soutenu depuis des années. Aung San Suu Kyi a été pendant de très longues années coupée du monde. Sortir du pays lui permet de rattraper très rapidement tout ce qu’elle a pu rater.

C’est aussi un symbole fort pour les Birmans. Cela signifie qu’eux aussi vont pouvoir peut-être bientôt sortir du pays pour voyager ou pour aller travailler à l’étranger. Auparavant, pour pouvoir sortir du pays, les birmans devaient laisser une personne de leur famille en « otage ». Les populations ne pouvaient donc pas s’exiler. Ce voyage montre l’ouverture très rapide de la Birmanie.

Pourquoi la junte a-t-elle décidé d’ouvrir le pays ?

Les militaires ont été obligés d’évoluer très rapidement pour échapper à trois problèmes. Tout d’abord, les sanctions économiques imposées au pays par les Occidentaux, ont largement isolé la Birmanie. Ensuite, le pays souhaite être intégré dans l’ASEAN, (Association des nations de l’Asie du Sud-Est), une organisation politique, économique et culturelle regroupant dix pays d’Asie du Sud-Est. Les dirigeants doivent donc donner des garanties. Enfin ce pays veut échapper au joug économique de la Chine. Durant des années, les Chinois ont offert gracieusement leur aide à la Birmanie, isolée sur la scène mondiale. La Chine était le principal soutien diplomatique de la Junte birmane. Aujourd’hui la Chine aimerait bien pouvoir profiter en échange des importantes ressources naturelles birmanes : minerais, pétrole, gaz, énergie hydraulique.

Est-ce que cette ouverture annonce la fin de la junte ?

C’est un pays qui a très rapidement évolué. En quelques semaines les partis ont pu se reformer, les gens ont pu voter, des discriminations ont été abattues. C’est une évolution brutale mais c’est aussi une évolution de façade. Aung San Suu Kyi a d’ailleurs indiqué ces derniers jours lors de sa tournée que le pays était sur une bonne voie mais qu’il fallait rester vigilant.

Quel est la marge de manœuvre d’Aung San Suu Kyi ?

Elle a été coupée du monde pendant de très longues années elle a besoin de se recycler politiquement. Sa marge de manœuvre reste réduite car le pays reste encore largement aux mains des militaires. Si elle a réussi à être élue, son parti est encore loin d’être majoritaire à l’assemblée

En Occident on peut penser qu’elle pourrait avoir des responsabilités très rapidement et même qu’elle pourrait devenir présidente mais c’est loin d’être le cas. Le pouvoir militaire détient encore beaucoup de chose. Le pays est dans un processus de transition mais ce processus risque d’être encore long. Plusieurs sociétés civiles ont été créées en peu de temps mais la plupart d’entre elles restent encore dirigées de près ou de loin par des militaires.

Les médias se sont ouverts. On voit maintenant dans le journal des photographies d’Aung San Suu Kyi ou de personnes habillées en civil alors qu’il y a encore quelque mois on trouvait seulement des photographies de personnalité en uniforme. Des chaînes de télévision indépendantes ont été créées mais une grande partie des capitaux restent encore aux mains des militaires.