Le Chasseur Français N°646

Décembre 1950 Page 709

Tragique chasse au lion

Il y a peu de mois, un quotidien de Brazzaville annonça en quatre lignes la disparition du guide de chasse Marcel Vincent, accidentellement tué par un lion.

Ce genre d’accident est excessivement rare. Il y a longtemps, un administrateur qui fut en même temps l’un des précurseurs de la chasse aux fauves en Afrique-Équatoriale française, Bruneau de Laborie, bien connu par ses livres de souvenirs, avait subi le même sort, mais depuis les lions avaient acquis une réputation de pusillanimité que personne ne songeait à mettre en doute.

La lionne accompagnée de ses petits avait une moins flatteuse réputation, mais le mâle était presque coté comme absolument inoffensif.

À mon premier voyage au Tchad, j’avais fait connaissance de Doun, actuellement un des plus beaux ornements du Zoo de Vincennes, et qui n’était alors qu’un jeune lionceau d’un an, affectueux comme un gros chien jaune, avec lequel son maître, le capitaine Le Goff, entamait à Fort-Archambault de joyeuses parties de lutte amicale.

Cette année encore, dans la capitale des chasses, un briquetier, M. Tiran, élevait en toute quiétude un lion du même âge, en même temps qu’une panthère parfaitement domestique, ce qui est plus rare.

Comment a donc pu se passer ce terrible accident, qui endeuilla Fort-Archambault, où Vincent n’avait que des amis ?

J’étais parti cette année pour une troisième expédition cinématographique en Afrique-Équatoriale française, et Vincent, que j’avais engagé comme guide, me souvenant de sa prudence et de sa compétence éprouvée dans mes expéditions précédentes, m’avait promis de me faire tourner des chasses au lion, de jour et de nuit.

Malheureusement ma provision de magnésium était restée en panne à Douala. Vincent n’avait pas hésité alors à décider que notre adversaire serait chassé de jour. Après quinze jours de chasses et de prises de vues très diverses sur les bords du lac Iro, nous avions installé notre base sur les bords de l’Aouk, et, après de fatigantes recherches, un troupeau de trois lions avait été signalé à l’ouest de la case de Fort-Cannone. Nous le pistâmes de nombreuses journées, lui laissâmes des appâts réguliers et nous pûmes même nous rendre compte un jour, de visu, que l’une au moins des bêtes portait une magnifique crinière.

Ceci prouve, entre parenthèses, que la légende du lion du Tchad démuni de crinière a de fortes chances d’être fausse.

Mais, ce jour-là, nous nous trouvions dans un décor d’herbes vertes assez hautes et je n’avais pas plus fait de cinéma que mes camarades de tir !

Puis, après des alternatives de chasses assez variées, notamment un magnifique coup au but sur un buffle respectable, nous retrouvâmes les traces de « notre famille ».

Une poursuite accélérée nous conduisit à un fourré très dense, en lisière même de la rivière. Vincent s’y engagea, tira un des lions du groupe, mais, comme il était imprudent de se maintenir dans cet endroit plus que malsain, toute notre équipe se replia en terrain découvert, s’attendant à voir sortir des lions en retraite.

Nous avions affaire à de vieux roublards … Ils nous laissèrent longtemps sans donner signe de vie, et, alors que nous désespérions de jamais les voir sortir et que nous avions quitté notre base de repli pour nous approcher de nouveau du fourré, les cris de nos pisteurs, réfugiés dans des arbres, nous alertèrent.

Les trois lions, avec une souplesse extraordinaire, nous avaient faussé compagnie, avaient traversé l’Aouk en foulées impressionnantes et étaient disparus dans les broussailles de la rive droite !

Nous étions furieux ! Nous traversâmes à leur suite la rivière, peu profonde en cet extrême début de saison des pluies, mais perdîmes leur trace dans un terrain très défavorable où c’eût été de la folie de s’engager.

Vincent n’hésita pas à passer l’après-midi entier à constituer des appâts, tant rive droite que rive gauche de l’Aouk, pour multiplier ainsi nos chances du lendemain.

Et le jour du drame arrive.

À 5 heures, le départ matinal que connaissent bien tous les clients des safaris. À 6 heures, nous entendons rugir, assez près de nous et dans la direction de l’appât le plus proche, ce qui nous rend tout joyeux !

Un quart d’heure plus tard, en vue de l’emplacement de l’appât, nous apercevons un splendide animal, avec une crinière imposante, qui se promène tout tranquillement avec la démarche de la bête repue …

Et, en effet, il ne reste de notre antilope absolument rien, sinon une mâchoire. !

Mais, alors que Vincent s’apprête à tirer, un des noirs fait un mouvement malencontreux, et le lion, en éveil à la suite de notre attaque de la veille, disparaît dans un sous-bois.

Cette fois, nous sommes absolument furieux … et le maladroit se fait semoncer d’importance !

Dix minutes à peine s’écoulent qu’un autre lion, moins important de stature, vient à notre vue à 150 mètres environ. Vincent, excellent tireur, essaie un coup long avec sa 416, une arme dans laquelle il avait une confiance totale. Je vois le lion bouler et le crois mort, mais Vincent me certifie qu’il n’a pas tué l’animal …

En effet, nous nous précipitons, mais ne trouvons qu’une petite mare de sang, l’animal est blessé à la hauteur de l’abdomen, et ce genre de blessure ne permet pas de juger avec certitude de l’importance du choc subi par notre adversaire.

Notre progression continue, de plus en plus prudente. Le sang de la bête nous trace une piste assez facile, en terrain découvert et où les herbes d’un beau vert n’ont aucune chance d’abriter un animal tapi pour nous assaillir …

Puis les traces s’engagent dans un fourré très épais, que nous investissons avec nos boys, en poussant des hurlements pour faire sortir le lion blessé, mais nos cris demeurent sans résultat.

Vincent est très indécis : il méprise le lion, c’est un fait, et il me l’a déclaré bien des fois, mais il ne veut pas me faire courir de risques inutiles, et il me donne une carabine avec trois cartouches.

— Comme ça, s’il y a du pétard, tu es paré ! Je ne veux pas le détromper, mais en réalité, empêtré entre ma caméra et cette carabine, je me sans beaucoup plus inquiet que si j’étais dans l’ombre de Vincent, sans arme aucune, comme j’avais l’habitude de faire en face des buffles et des éléphants … C’est sans doute cette tactique qui m’a sauvé la vie … car brusquement le lion se présente en terrain parfaitement découvert, tandis que je me suis déporté à la droite de mon camarade dans une prairie en pente, qui doit me fournir un excellent emplacement pour une prise de vues éventuelle.

Vincent me hurle de ne pas tirer, sans doute pour me ménager un plan sensationnel, et dans l’espace de temps très court pendant lequel j’hésite entre ma pétoire et ma caméra, le lion fait front, charge Vincent, qui a à peine le temps de se replier sur un petit arbre, l’attaque aux reins et aux jambes … Un hurlement me fait lever la tête du sol où j’essayais d’attraper un appareil … Vincent me crie de tirer, alors je vise les pattes arrière de l’animal pour ne pas blesser mon ami, et le lion, sans s’acharner sur sa victime, retourne dans le fourré se reposer de l’effort fantastique qu’il a dû réaliser …

Ce drame n’a pas duré plus de deux secondes. Vincent agonise, le lion rugit à une dizaine de mètres et je n’ai plus de cartouches.

Vincent a encore un faible appel pour me supplier de venir chercher sa carabine … J’avoue avoir hésité, tremblant de l’horrible spectacle dont je n’avais aperçu que la conclusion, bien qu’il se soit déroulé tout entier à moins de 15 mètres de mes yeux …

Mais je ne peux laisser ainsi mourir mon camarade, j’ignore d’ailleurs l’étendue de ses blessures, et, au risque de me faire écharper à mon tour, je fais un bond au pied de l’arbre, y ramassa une arme rouge de sang, grimpe dans un autre arbre et fusille presque à bout portant le lion, qui roule, les pattes en l’air, sur ma quatrième balle.

À ce moment, les pisteurs viennent m’aider, mais Vincent a été pratiquement assommé sur place, sa colonne vertébrale semble brisée, il a perdu tout son sang par de multiples blessures.

Ainsi disparut Marcel Vincent, Chevalier de la Légion d’honneur, Compagnon de la Libération, héros des campagnes de Syrie, d’Érythrée, de Libye et de France. Deux fois grièvement blessé de 1940 à 1944, la mort n’avait, jusqu’ici, pas voulu de lui.

Maintenant il repose dans le petit cimetière de Fort-Archambault où dorment déjà Latham, pionnier de l’aviation, mort en 1912 dans une chasse au buffle, et Perrien, administrateur local, également tué par le même adversaire en 1940.

Trois accidents en quarante ans … les accidents de chasses sont donc, heureusement, excessivement rares; chaque fois un concours de circonstances vient établir la part d’un destin devant lequel il n’y a qu’à s’incliner.

Mais tous les sportifs qui ont été pilotés par Vincent pendant les quatre dernières saisons de chasse du Tchad regretteront un ami sûr, un guide avisé, un compagnon charmant, qui a fait découvrir l’Afrique, aimer l’Afrique, comprendre l’Afrique.

A. MAHUZIER.

Le Chasseur Français N°646 Décembre 1950 Page 709